vendredi 22 octobre 2010

Un petit air de flûte



J'ai célébré le basculement dans l'an 2000 avec des amis autour d'une bouteille de Roederer millésimée 1969. Retrouvée dans ma cave, elle avait échappé au pillage de septembre 96 lors duquel beaucoup de ce que la maison recelait d'alcoolique, vins et parfums, avait disparu. Il pouvait en sortir du correct, du moyen, ou de l'imbuvable. Je supputais mais à vrai dire je n'en savais rien. Je ne m'attendais certainement pas à du grandiose. Je dis "le passage à l'an 2000", mais nous n'avions pas attendu les douze coups de minuit. La rescapée était l'objet de toutes les attentions, de toutes les curiosités, de toutes les attentes. Attentes de la révélation. Et puis nous avions soif, ce qui est la meilleure raison de se désaltérer. Il y a de la fébrilité dans l'air. Un des garçons se dévoue pour déboucher la bouteille. Un "pop" discret, à peine perçu par l'assistance, souffle retenu. Le vin est doré, ambré. Il frémit à peine dans les flûtes, mais suffisamment pour rappeler sa nature et ses origines. Il libère sur les papilles des saveurs d'amande, de miel et de raisins secs. Les bulles ont perdu leur agressivité. C'est une merveille. Nous savourons religieusement le vénérable. Nous avons conscience que cet instant est sans prix. La mémoire gustative, la mémoire tout court, en resteront longtemps marquées.

J'ai pensé à ces moments lorsque j'ai redécouvert Yvresse, lancé en 1993 par la maison Yves Saint-Laurent. Le testeur, esseulé sur le rayon du bas, s'ennuyait. Il y a longtemps qu'il n'est plus sous les feux de la rampe. Je me suis dit "Pourquoi pas ?". Baptisé Champagne à sa naissance, son nom lui fut finalement retiré, histoire de ne pas s'attirer davantage les foudres (si je puis dire) des vignerons champenois fort marris de ce sacrilège, et remplacé par un autre, plus politiquement correct dirons-nous, plus propre en tout cas à ménager les susceptibilités.
Le jus est agréable, sans arrière-pensée ni discours alambiqué. Dès la première bouffée, une cascade de bulles fruitées éclate joyeusement sous le nez, comme pour induire un mimétisme avec le breuvage festif. Ces accents fruités - nectarine à pleine maturité et litchi - peuvent suggérer davantage l'asti spumante que le champagne, mais Yvresse est une évocation, un esprit, pas une transcription littérale (le meilleur champagne répandu sur un vêtement prend d'ailleurs vite un relent de vinasse). Son "nez" rappelle aussi celui d'un vin blanc sec et fruité, comme le muscat d'Alsace ou la colombelle, ou moins sec, comme le tariquet, ce blanc moelleux des Côtes de Gascogne.
Ambre Gris parle quant à elle fort justement de pêche blette et de noix. Je décèle moi aussi le brou de noix, une odeur de feuilles mortes, c'est l'odeur que l'air charrie dans les rues au début de l'automne, alors que les arbres se déplument et que se dispersent les dernières bouffées d'été. Nectarine ou pêche, litchi. Fruit d'été, fruit d'hiver, présent sur nos tables de fêtes. Des fruits auxquels on aurait soustrait leur sucre  - Yvresse n'a rien de sirupeux  - et qu'on retrouve tout au long de l'évolution. Leur chair est infusée de l'amertume de la mousse de chêne (ou du composant qui lui a été substitué) et de la noix humide, fraîchement récoltée, citée plus haut. La rose est présente mais diffuse, au second plan. J'imagine un bouquet d'opulentes roses anciennes qui s'effeuillent lentement et déposent sur le buffet de délicates coquilles blanc nacré ourlées de lie-de-vin...
La diffusion et la tenue sont remarquables. Une touche parfumée, pliée en deux et glissée dans une poche, a imprégné deux épaisseurs de textile. Sur la peau, il se prolonge à n'en plus finir et s'adoucit d'accents lactés. Il possède également un petit côté "chimique" qui se révèle par moment (les fruits "reconstitués" ?), mais domine surtout son côté "chic" et "couture", qu'il faut assumer... En cela il écrase la plupart des lancements "mainstream" de ces dernières années, prédateurs des rayonnages, qui ne savent plus nous offrir ni élégance ni rêve...
Dans la famille des chyprés-fruités, ses grands ancêtres sont Mitsouko et Femme. Cependant, outre son nom originel, je vois en Yvresse une filiation évidente avec Royal Bain de Champagne, lancé en 1941 par Caron. Un nom d'autant plus provocateur (aujourd'hui tronqué en Royal Bain - pour les raisons citées plus haut ?) que l'époque ne se prêtait pas aux débordements de joie. Le contexte était bien différent au début des années 90. Mais le Caron et l'YSL peuvent apparaître tous deux comme des phénomènes de... résistance. La folie, l'insouciance salvatrices opposées au climat plombé. Fort de sa "mission", Yvresse/Champagne a gardé son insolence à toute épreuve et insuffle un grain d'optimisme lorsque le temps et les temps sont gris. Comme une petite coupe...
Le parfum dégage une spontanéité et une euphorie subtilement tempérées par une tonalité automnale mélancolique, derniers éclats d'une beauté mûrissante. Manquent peut-être le pouvoir émotionnel, la poésie de mes anciens Guerlain. Leur moelleux, aussi, leur côté réconfortant, rassurant. Mais ne comparons que ce qui peut être comparé. Soyons légers ! Et goûtons pleinement la saveur de ce nectar-là.

Yvresse d'Yves Saint-Laurent, création de Sophia Grojsman, 1993.
Illustration : champagnes Chanoine.

mercredi 20 octobre 2010

Essences rares (pompes et circonstances)

Dans les stations-service, le fond des cuves est plus sec que le désert d'Atacama ou qu'un cœur de PDG.  On est prêt à payer le sans plomb à prix d'or. Il ne sert à rien de supplier le pompiste pour obtenir quelques gouttes de carburant ; d'ailleurs il n'y a plus de pompistes, à croire qu'ils ont tous été enlevés dans des soucoupes volantes par des petits hommes gris (les témoignages concordent : les extraterrestres kidnappeurs sont GRIS). A ce propos j'espère pour leurs occupants que les soucoupes volantes avaient leur réservoir plein avant de venir en France : on ne sait jamais.

Boris, un homme gris venu de l'espace ?

Corollaire de la situation : je n'irai pas en Normandie cette semaine. Je resterais bloquée à mi-route (bon, je ne suis pas contre une halte prolongée dans la Somme, mais enfin) ou, si je parvenais à destination, je ne pourrais pas rentrer. Bloquée à Dieppe ou à Rouen. Un petit séjour était dans l'air pourtant. J'en ai besoin. J'étais bien décidée. Ah, faire un petit coucou à Maman Mule, dîner au Comptoir à Huîtres... Et puis la pénurie galopante est venue s'opposer à moi.

Dieppe : un mirage ?

Les désirs contrariés sont bien vexants.
J'ai toujours de bonnes raisons de partir et de bonnes raisons de ne pas partir. De mauvaises raisons, surtout aussi. Quand elles ne sont pas externes et, dirons-nous, indépendantes de ma volonté, je suis prisonnière de mes hésitations, de mes entraves. La Normandie est là, lointaine et proche, désirée et tellement idéalisée... C'est, à chaque fois, un rendez-vous d'amour, et à l'excitation se mêle la crainte d'être déçue.

 Une envie d'Azur normand...

Ma terre d'élection me manque. Je dois prendre mon mal en patience, attendre que le fluide vital coule à nouveau sans restriction des pompes. Car les deux cents kilomètres et quelques qui me séparent d'une chambre normande sont infranchissables pour le moment. Tel est le résultat de la pétrolo-dépendance. Dès le déblocage, plus d'atermoiements ! Promis !
Finalement la meilleure des choses est de partir sans raisons. Mais avec un peu d'essence dans sa voiture tout de même...

lundi 11 octobre 2010

Un petit noir bien serré ?


18 septembre.
Il est tout petit, tout noir, il a le poil hirsute et pour tout dire, il semble mal en point. Sans doute est-il malade. Il est planqué contre le mur d'une maison, en face de mon garage. Je viens de rentrer ma voiture et je le remarque alors que je traverse la rue. Je m'accroupis près de lui, le caresse et lui parle. Il a froid. Et puis le miracle se produit, il me regarde comme seuls les chats savent vous regarder, se lève, ses pattes le portent à peine, et il vient vers moi en ronronnant. Pas trop le temps de tergiverser. Quoi qu'il advienne, il sera cette nuit à la maison. Je le ramasse et l'embarque dans mon bras. Il ne cesse de ronronner durant le trajet. Je lui réponds à ma façon, de ma voix humaine. Il s'agrippe à la manche gauche de mon manteau. Je suis sa bouée de sauvetage. Je presse le pas.
J'arrive à la maison. Je pose le chaton sur le sol. Il file se réfugier sous la commode. Je ferme les portes du couloir. Le contact avec les vétérans lui sera évité ce soir : pas de flairage inquisiteur, pis, de grognements, sifflements et coups de pattes !
Une seringue de lait pour tout dîner, c'est déjà ça ! Mais il est minuscule et affaibli par son séjour dans la rue. Dans quel état sera-t-il demain ?
Le nouveau venu passe sa première nuit sur un plaid de laine. L'instinct d'un chat lui indique toujours les endroits les plus chauds et les plus confortables et il n'a pas failli chez celui-ci. Le matin, à mon grand étonnement, il a repris du poil de la bête. Il court comme un dératé, se jette sur son assiette de pâtée, en réclame une autre. Savoir ré-cla-mer et ne surtout pas s'en priver, voilà le secret ! D'autant qu'une humaine (en principe) ne refuse jamais rien. Le petit noir l'a vite compris.
Un nom me vient à l'esprit : Gobelin. Son petit museau pointu, ses yeux de tarsier, à l'image de Lara, pourraient être ceux d'une créature poilue facétieuse et vaguement démoniaque sortie d'une vieille légende.  Ou d'un livre de Tolkien, où Gobelins et Orques c'est du pareil au même, ce qui les rend franchement peu sympathiques.
Et Gobelin rime avec félin, malin, câlin et vilain.
Il m'inquiète. Il est chétif. On dirait un idéogramme chinois, tracé à l'encre noire de trois traits de plume.
Cependant, après une dizaine de jours de soins, de gavage d'alimentation équilibrée et de jeux, Gobelin se décide enfin à pousser. De petit microbe, il est passé à microbe moyen. Conformément au principe d'incertitude d'Eisenberg, on peut ne déterminer simultanément sa position et sa vitesse. (Rien à voir avec le chat de Schrödinger, celui-là je ne l'ai pas encore adopté.)
Et puis sa présence remuante m'aide à surmonter la perte récente de si nombreux compagnons.
L'homme est décidément la plus belle conquête du chat.