jeudi 21 juin 2012

La fête à Arques


La silhouette tutélaire du donjon d'Arques veille sur le village depuis huit cents ans. Las, en huit siècles, la forteresse a souffert des méfaits et du temps et des hommes. Abandonnée à la fin du XVIIe siècle, elle servit de carrière au bénéfice de maisons et autres édifices de la région, autant de vexations infligées à sa stature orgueilleuse.
L'association "Sauvegardons le château d'Arques" s'attache à préserver le site de nouvelles dégradations et assure notamment des opérations de nettoyage. Pour la première fois, elle a organisé, le lundi de Pentecôte, "Les Médiév'Arques", une fête médiévale, pour traduire l'attachement du bourg à son château et sa riche histoire.
Je suis pour quarante-huit heures en Normandie. A peine un aller et retour. Et je décide d'aller à la fête. Direction : l'Avenue Verte !
Une ou deux photos d'ambiance... ça commence bien : la batterie du petit zap me lâche. Qu'importe, je ferai appel à ma mémoire, à mes impressions. Car j'ai apprécié ces moments que le soleil a bien voulu éclairer et réchauffer. C'est, vous l'imaginez, à souligner.
Non loin de l’étang qui marque l'orée de l'Avenue Verte, visiteurs petits et grands déambulent dans une atmosphère bon enfant, parmi hommes et femmes costumés. Le Moyen Âge, qui inspire les diverses animations, et l'univers de la fantasy s'entremêlent. Commerçants et artisans, venus de la région pour la plupart, déploient sur leurs éventaires mille merveilles comestibles ou non  : miel, bières, bijoux, poteries... L’association organisatrice est là, bien sûr, et ses bénévoles présentent leurs actions.
Les créations d'un potier retiennent mon attention : entre les cruches et les vinaigriers, ses mini-poteries me rappellent celles que l'on m'avait achetées, il y a bien longtemps, dans un bazar de La Feuillie. J'avais six ans. Le magasin n'existe plus. Les petits pots de grès, je les ai toujours. Un seul a terminé en morceaux. Ils sont alignés sur une étagère, avec leurs différentes formes, leur charge de souvenirs. J'aime leur couleur brune, leur fini brillant, leur toucher légèrement granuleux. Ces menus objets témoignent d'une rencontre marquante, fondatrice, avec la Normandie. Alors j'emporte, tout heureuse, quatre de ces charmantes miniatures.

Un peu plus loin, comment ne pas être séduite par cette bague-fée ? Elle gagne aussitôt mon annulaire et devient mon nouveau gri-gri.


Devant les stands, on se donne du "messire" et du "gente dame". On goûte hypocras et pain d'épices maison. C'est sympathique, détendu. Il fait beau. Si l'on veut trouver calme, ombre et fraîcheur, on se dirige vers l'étang. Là une oie et son jars s'occupent de leurs neuf oisons. Ils n'hésitent pas à charger les canards qui s'approchent un peu trop près de leur marmaille. Je les revois sur l'herbe. La baignade est finie. Ils montent la garde, et nul mouvement alentour ne semble leur échapper. On dirait les gorilles de quelque chef d'Etat. Je souris... et passe au large !
A l'opposé de l'étang, une partie du terrain accueille une fête foraine. Plaisir de se "paner" les doigts d'huile et de sucre en poudre en dégustant des churros tout chauds, ce qui ne m'était pas arrivé depuis bien longtemps.
C'est une fin d'après-midi ensoleillée. Les festivités se déroulent sous le regard du donjon. Peut-être la forteresse d'Arques se remémore-t-elle les fêtes passées, à l'abri de ses murailles puissantes, à l'époque de sa splendeur ?... Rien n'est immuable, semble-t-elle dire, pas même les plus fières édifications humaines. Rien n'est immuable, sauf les guerres que continuent de se livrer les hommes, avides, belliqueux et oublieux de l'histoire.
Le château mérite, en tout cas, la sollicitude que lui manifestent les bénévoles.
Espérons que le succès de cette manifestation incitera l'association à récidiver l'an prochain....

http://sauvegardonslechateaudarques.org/

Daniel Dussart
Potier céramiste
1, allée du Valasse
76170 Lillebonne
E-mail : daniel.dussart0730@orange.fr

Une très précieuse source : Guide Gallimard Seine-Maritime

mercredi 20 juin 2012

Un ancien amour

C'est un peu comme tomber sur un ex au hasard d’une rue. Sauf que c'est moi qui suis allée vers lui. J'ai aperçu sa boîte rouge brique sur un rayonnage de parfumerie, entre deux de ses frères de marque. Je ne l'avais pas croisé depuis des lustres. La dernière fois, une collègue me l'avait offert pour mes vingt-cinq ans. J'ai demandé à le sentir. La vendeuse a fouillé un certain temps dans un tiroir avant d'en extraire un atomiseur. Je m'attendais à trouver un jus défiguré, altéré, dépossédé de son identité. Et là, sur la mouillette, j'ai retrouvé un parfum quasi inchangé, qui a aussitôt fait surgir des images et des sensations d'une époque passée.
Lui, c'est Amazone, d'Hermès. Un parfum oublié. Je l'ai porté à quinze ans. J'ai même possédé l'extrait. Aujourd'hui, il n'existe plus qu'en eau de toilette. Le cartonnage a changé, mais les caractères de son nom, légèrement inclinés, frappés en blanc, sont les mêmes depuis... bien longtemps.
J'ai senti à nouveau, intriguée et émue, la mandarine, plus confite qu’acidulée, à laquelle se mêle une touche de bourgeons de cassis. Puis déboule, presque abruptement, la verdeur boisée qui donne sa force et sa profondeur au parfum. Et une sorte d’obscurité sylvestre née des arômes âcres, crissants et puissants, des feuilles froissées, du bois vert, de la sève, fruit du galbanum, du vétiver et du santal.
Amazone ne m'a jamais évoqué une guerrière mythologique, ni une cavalière. Il répondait simplement à mes rêves d'ado romantique, à une fougue toute intérieure. Un parfum est un miroir ou une projection d'un soi idéal. N'oublie pas que tu ne reconnaîtrais pas dans un miroir, disait Paul Valéry, si tu n'y voyais quelque autre, et dans celui-ci tu n'en vois point. Et ce miroir-là ne m'a présenté qu'une surface lointaine et floue, comme une vérité dérobée que le temps aurait mise hors de portée.
J'ai pschitté le parfum sur mon bras hier à midi. Ce matin il était encore là. Mais ça n'est pas parce qu'on passe une nuit ensemble que ces retrouvailles engagent pour toute la vie. Ce fut pourtant une heureuse rencontre, je l'avoue. Amazone existe encore, et il est resté fidèle à celui que j'ai connu.
Si nos ex ne sont pas reformulés, il en est qui changent plus que les parfums aimés.

vendredi 15 juin 2012

Il y a dix ans (si le nez de Garance...)


Un 15 juin, Garance se matérialisait dans l'atelier de Victor, le menuisier, sis à un jet de pierre de chez moi. C'est du moins la version de Victor. Celui-ci ne trouva rien de mieux à faire que de saisir ce chat inconnu et de m'en gratifier séance tenante. Il était neuf heures du matin et je prenais tranquillement mon petit déj', quand il sonna à ma porte, sa trouvaille dans les bras, déterminé à me la refiler. Je ne savais pas encore que j'étais à un aiguillage de ma vie. Que le nez de Garance - provisoirement baptisée Okoumé - allait changer la face du monde.
Car Garance était une Fée. Une authentique Fée norvégienne, venue de contrées enneigées, d'épaisses forêts de conifères, munie de sa puissante magie. Comment avait-elle abouti dans l'atelier de menuiserie, cela reste un mystère. Avait-elle voyagé sur un train de bois flotté ou sur le dos d'une oie sauvage, cramponnée au cou du volatile ? Nous ne le saurons jamais. En quelques semaines, elle m'a envoûtée, réduite en esclavage. Et inspiré un amour qui survit à sa disparition, bien trop précoce. Elle aura passé six ans moins cinq jours à mes côtés. Elle n'avait pas sept ans quand le Grand Maître des Fées l'a rappelée au Royaume des Esprits. C'était le 10 juin 2008.
Quel caractère, Garance, quelle personnalité ! Comme tu nous as marqués ! C’est qu'il fallait se garder de son courroux ! Ses feulements de plus en plus aigus annonçaient un coup de griffes, voire un coup de dents. Et quelle apparence singulière, bien digne d'une Fée ! Long museau, yeux d'or, expression crâne, oreilles garnies de longs poils recourbés, queue touffue, tels étaient les attributs de sa beauté nordique. Une beauté unique, qui perdure sur les photos et dans les mémoires...
Elle a laissé un Arbre aux Fées, le rosier où elle aimait à se jucher, et une Source aux Fées, la coupelle où elle se désaltérait (alimentée à l'eau en bouteille, s'il vous plaît !) et où s'abreuvent maintenant tous mes chats.
C'était un 15 juin, il y dix ans. Je la revois arriver, un peu déroutée, regardant tout autour d'elle et ronronnant pour se rassurer, dans les bras du menuisier. Je me tenais sur le seuil. Je l'ai prise à mon tour dans mes bras. Elle était chez elle.
Son empreinte est toujours vivace. Mais elle me manque, cette présente-absente.
Si le nez de Garance avait été plus court, le monde ne serait pas ce qu'il est.

mercredi 13 juin 2012

Travaux d'Aiguille


Alors, creuse ou pas, cette fameuse Aiguille ? C'est la question à laquelle se sont évertuées à répondre des générations de lecteurs de Maurice Leblanc et autres amateurs de mystère et d'ésotérisme. On a pu voir au fil des décennies ces personnes très honorables arpenter en tous sens le sommet de la falaise, écartant chaque brin d'herbe, retournant chaque caillou, à la recherche de l'entrée d'un passage secret. Aujourd'hui encore on ne sait si le cône de calcaire abrite quelque cache dérobée. Et même si on doute, on voudrait croire que oui. Pour la beauté du mystère. Pour donner raison à la littérature. Pour alimenter nos rêves.
En l’occurrence, dans L'Aiguille Creuse, Lupin détient seul un secret connu des rois de France puis perdu. Mais il est talonné dans ses raisonnements par le jeune Isidore Beautrelet, "élève de rhétorique à Janson de Sailly". La police, emmenée par ce bon vieil inspecteur Ganimard, est dépassée et les défenses de Lupin lui-même vacillent car il a, avec le blanc-bec, affaire à plus forte partie qu'il ne croyait. Où cette lutte acharnée entre deux grands esprits aboutira-t-elle ?
Plus je lis les romans de Maurice Leblanc, plus j'apprécie et admire la fluidité de l’écriture, la précision du langage, l’ingéniosité des intrigues, l'art de distiller suspense et coups de théâtre. Je viens de dévorer L'Aiguille creuse et Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur. Je suis plongée actuellement dans Le bouchon de cristal. Deux autres volumes m’attendent : La comtesse de Cagliostro et Arsène Lupin contre Herlock Sholmès. Nombre de ces aventures étant initialement parues sous forme de feuilleton, j'imagine l'impatience des lecteurs de la Belle Epoque et des Années Folles. Ces récits avaient en effet de quoi susciter les passions.
Sans jamais se départir de son élégance légendaire, Lupin se tire des situations les plus épineuses. Chevaleresque, il vole au secours des femmes en détresse. Tout auréolé de son panache, il pourfend l'injustice et la corruption. On est ébloui par tant d'astuce, de pugnacité et de courage. Un héros qui serait parfait... s'il était honnête ! Mais, honnête, emporterait-il autant notre sympathie ? Il serait surtout fort ennuyeux... Pourtant, comme il l'affirme, alors qu'il songe à se retirer des affaires, "Après tout, qu'est-ce que ça me fait d'être honnête ? Ce n'est pas plus déshonorant qu'autre chose". On savourera l'ironie. Mais il restera ce qu'il est, pour le plus grand bonheur de ses lecteurs-admirateurs.
Il y a les aventures d'Arsène et il y a l'univers unique de Leblanc. Pour moi, ce sont les parfums D'Orsay et Coty, les monocles, les cannes à pommeau d’argent. Un monde où les voitures sont des automobiles. Un monde où l'individu n'est pas asservi à la technologie. Et puis il y a la Normandie, qui revient en toile de fond comme un leitmotiv familier. Les textes sont jalonnés de toponymes connus, Dieppe, Duclair, Arques, Varengeville, Caudebec, Buchy, dans lesquels je retrouve mille souvenirs. "Ah, j'avoue qu'en roulant sur les boulevards de la vieille cité normande [Rouen], à l'allure puissante de ma trente-cinq chevaux Moreau-Lepton, je n'étais pas sans concevoir quelque orgueil. Le moteur ronflait harmonieusement. A droite et à gauche, les arbres s'enfuyaient derrière nous". Comment ne pas "vivre" cette scène ? Et de m'imaginer sur le boulevard de l'Yser, par exemple, filant aux commandes de ma soixante-quinze chevaux R*** toute vrombissante. Hors des heures de pointe si possible. Et sans képi en vue.
Les récits de Maurice Leblanc, ce sont, entre des polars gorgés de meurtres en série, de mutilations barbares et de règlements de comptes sanglants, des lectures reposantes, que je ne saurais trop vous recommander. Et qui vous emmènent en Normandie à peu de frais.
Il faudra que j'aille faire un tour à Etretat, quand même. Histoire de visiter la demeure de l'écrivain. Et de vérifier par moi-même la thèse de ce dernier. A quatre pattes dans l'herbe, nez au sol. Cependant, les faits n'étant jamais venus la démentir, j'y adhérerais a priori et sans restriction.
Monet savait-il, face à l'Aiguille, qu'il peignait du vide ?

Illustration : Claude Monet, Etretat, soleil couchant, 1883