lundi 5 octobre 2015

Où est-il donc ? (Une longue brève de comptoir)

Le café-tabac où j'allais m'approvisionner deux ou trois fois par semaine et papoter avec le patron ou la patronne a fermé cet été. Il ne rouvrira plus. L'établissement, mis en vente voici plus de six ans, n'a pas trouvé preneur. Pierrot et Joëlle ont pris, avec soulagement, leur retraite. Ils nous laissent, les autres clients et moi, quelque part, un peu orphelins.
L'orgue à nostalgie peut commencer à dérouler ses cartes perforées. C'est le temps inlassable qui tourne la manivelle. Je connais ses airs ; ils varient très peu. Il ne prend même plus la peine d'être narquois ou ironique, le temps. L'a-t-il jamais été ? Au fond je crois qu'il s'en fout. Il y a quelques semaines je suis restée bouche bée devant ce commentaire posté sur Facebook par un contact d'un de mes contacts : "Ce n'est pas le temps qui passe, c'est nous qui passons". C'était court, simple, définitif et surtout juste. Je ne connais nul philosophe qui, avec sa science, aurait dit si bien et de si lapidaire façon. Sciée, j'étais. Voilà. Nous passons, la trotteuse de la montre est un leurre grossier qui satisfait aux exigences tout aussi grossières de l'esprit cartésien, et les choses passent aussi.
Le phénomène n'est pas propre à ma petite ville. C'est un constat : en France, de nombreux bistrots ferment, faute de repreneurs ou de clients. Désertification des campagnes, déshumanisation des villes. Mais bon, ce n'est pas une raison. Le café, c'était "notre" café. C'était un peu chez nous.
D'abord, il se trouvait dans mon ancien quartier. Dans la rue où j'ai grandi (oui oui j'ai quand même continué à grandir après). Place Tolstoï, plus précisément. (Voilà pourquoi j'ai su très tôt qui était Tolstoï.) Quand j'étais enfant, ma mère allait y acheter le journal tous les matins. J'y allais, moi, pour Pif Gadget et les confiseries, comme les Nougati Côte-d'Or. Puissante attraction du chocolat belge ! Certains désavouent le quartier de leur enfance. Moi pas. Je m'y ressource, même si je ne m'y attarde guère, même s'il a bien changé. Le café, c'était ma dernière attache à cette rue chargée de souvenirs.
Dès leur arrivée, ma famille avait sympathisé avec les nouveaux buralistes et leurs enfants. Leur fils et leur bru avaient pris leur succession derrière le comptoir cela fait une bonne trentaine d'années. Je suis une femme d'habitudes et malgré un déménagement, j'ai continué à fréquenter l'établissement (on disait autrefois "le bureau de tabacs"), d'autant que j'ai - tardivement - commencé à fumer. Outre le tabac, il y avait toujours une revue, un briquet ou un timbre à acheter, un courrier à déposer, qui serait remis au facteur le jour même, une pile de montre à changer... Je filais vers la place Tolstoï, à cinq minutes à pied de chez moi. Par tous les temps, qu'il fasse beau, qu'il pleuve, vente ou neige. Autant de coupures bienvenues qui m'arrachaient à mon écran quand le travail se faisait fastidieux, quand j'avais besoin de me dégourdir les jambes, de prendre l'air. Et l'engrenage se mettait rituellement en route : s'informer des potins du quartier, de la santé d'Untel ou Untel, épiloguer sur la météo (et le fracas syncopé des trains qui indique avec certitude un vent venu du Nord, la gare étant toute proche), les jours qui filent, discuter le bout de gras sur tout et rien, échanger des points de vue et quelques mots de patois parfois, bref mettre en pratique la "fonction phatique du langage", celle qui lubrifie les rouages relationnels. La plupart des habitués m'appelaient par mon prénom. Je connaissais le leur. J'étais des leurs. Toutes les générations, tous les corps de métier se retrouvaient là. J'y croisais Victor, le menuisier, celui-là même qui nous avait gratifiés, par un matin de juin 2002, d'un petit chat qui se révéla être une Fée ; Bernard, passionné de pop music, qui me parlait de Scribe et se rappelait lui avoir donné, un jour, du saumon fumé ; le fidèle Émile ; plus rarement André, qui avait travaillé, comme mon grand-père, dans la grosse boîte sidérurgique qui faisait vivre des milliers de familles et fit la réputation de la ville dans toute l'Europe. C'était à une autre époque. Et tant d'autres, qui m'avaient connue petite, avaient connu les miens ou pas, des gens pour qui j'étais "la fille de" ou "la petite-fille de". Peu importe, dans cet espace au carrefour de mes racines et de mon présent, j'inscrivais ma propre vie.
Au fil des mois, petit à petit, les rayons se sont vidés de leurs paquets de cigarettes et cigarillos, les présentoirs à sucreries se sont dégarnis, tout comme les cartons où se dressaient des phalanges de briquets, qui n'ont pas été remplacés. Égal à lui-même, Pierrot servait des demis, des grenadines, des petits noirs et des ballons de rosé. D'autres que moi avaient-ils la gorge serrée ? Ou n'imaginaient-ils pas la disparition de ce microcosme qui nous rassemblait, hommes, femmes, jeunes et moins jeunes ?
Quoi qu'en disent les hygiénistes, les censeurs des piliers de bars et les contempteurs d'une culture populaire, il faudrait chanter bien haut et davantage ces lieux de rencontres, d'échanges, de socialisation, de vie et à ce titre indispensables que sont les troquets de quartier et de campagne. Un monde à soi, partagé par d'autres. Un monde à tous, où chacun a sa place. Avouez-le, la condition humaine serait encore plus bien misérable sans eux ! La fermeture du café de Pierre et Joëlle est une perte pour ses habitués, mais aussi pour ma petite ville.
Ce n'était même pas un de ces cafés où un amoureux m'avait tenu la main. Souvenirs qui émaillent ma mémoire, certes. Le bistrot de la place Tolstoï représente sans doute plus que ça, pour la raison même que je n'y pleurais nul amour enfui. Et parce que j'y laisse, en pointillé, des décennies de mon existence. Nulle part ailleurs je ne retrouverai cette ambiance, ces visages connus de longue date, ces sourires, ces voix. Le contact de mon contact Facebook avait raison : nous ne sommes que des passants, des voyageurs de l'éphémère. Rien ne peut nous retenir, si ce n'est ces sphères d'humanité pure où des individus voient, au cours de brefs moments partagés, s'abolir les barrières générationnelles et sociales et la solitude inhérente à leur altérité.